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Alice souleva l'oreiller et regarda le visage de la morte: elle ouvrait grand la bouche et ses traits se tordaient en une grimace ridicule. Ses yeux étaient restés fermés, ses jambes n'avaient pas bougé.

S'était-elle réveillée ? Avait-elle eu conscience, même un instant, qu'on l'étouffait ? Alice ne parvenait pas à détacher son regard de la bouche béante, restait sans réaction, immobile au-dessus du lit. Enfin, elle se rendit compte que Camille se tenait toujours derrière elle et la soutenait par les bras. Il se pencha et murmura à son oreille, de sa drôle de prononciation et en bavant un peu: « elle n'aura plus l'occasion de rire». Alors, Alice reposa l'oreiller sur le lit et se laissa soulever par les bras robustes de Camille. Ils sortirent de la chambre sans un bruit et se dirigèrent vers l'escalier de service. Alice reposait sur ses bras comme une mariée promise à une longue nuit de noce. Alice et Camille. 192 ans à tous les deux.

 

La nuit d'avant, une autre chambre, un peu plus loin dans le couloir, près de la salle commune:

 

Alice se réveilla en sursaut et mit quelques minutes à comprendre ce qui l'avait tirée du sommeil. Ce n'était pas un cri qui aurait retenti depuis l'une des chambres voisines comme cela arrive parfois, quand un des pensionnaires fait un cauchemar, quand quelqu'un hurle de douleur, ou simplement de démence. Elle se demanda l'espace d'une seconde: combien sont-ils ici à n'avoir plus toute leur tête?   Pas elle en tout cas, et c'était sa grande fierté. Elle repensa au bruit. Est-ce que cela venait de dehors? D'un objet qui aurait chuté sur la terrasse, ou alors dans le jardin, en contrebas? Elle tourna la tête vers la porte-fenêtre; il n'entrait qu'une faible lueur à travers les trous percés dans le store. Il devait être deux ou trois heures du matin. Elle savait toujours, même dans le noir, l'heure qu'il était, elle ne se trompait jamais. Jusqu'à vingt-trois heures, le lampadaire était allumé; elle n'en voyait qu'un depuis son lit. Il était éteint ensuite jusqu'à quatre heures, laissant à la nuit cinq petites heures de totale obscurité. Puis il brillait de nouveau et accompagnait le lever du jour. Mais même aux heures où il n'entrait aucune lumière du dehors, la veilleuse blafarde qui brillait au dessus de la porte vous permettait toujours de discerner au moins le contour des choses: la télé sur son bras métallique, la carafe de verre posée sur la desserte, le fauteuil roulant pour les promenades au jardin, de plus en plus rares, la chaise près du lit, pour les visiteurs.

 

C'est là qu'elle le vit, assis sans bouger à côté d'elle. Elle ne distinguait de lui que sa silhouette sombre qui se découpait dans le noir, et la peau de ses mains posées sur ses genoux, luisante, sans doute un peu froide. Elle n'avait pas peur. Est-ce qu'il n'était pas déjà venu? Les premières fois, il n'avait pas dit un mot, avait attendu qu'elle se réveille et était parti en marchant lentement jusqu'à la porte qu'il avait refermée derrière lui.

 

Il s'appelait Camille et était dans une chambre de l'autre côté du couloir, un peu plus loin, en allant vers l'ascenseur. Il était vieux, comme tout le monde ici, ou peut-être l'était-il un peu plus, de quelques années, mais au point où ils en étaient, est-ce que ça comptait encore? Il avait la peau tachée et des yeux sans couleur, comme tous les autres en somme. Ce qui le différenciait, c'était sa haute taille et le fait qu'à son âge, il parvenait encore à se tenir bien droit et à marcher sans canne,  sans déambulateur. A le regarder avancer de dos, on pouvait le croire encore alerte, et se demander même ce qu'il faisait là. Mais lorsque vous lui faisiez face, vous ne voyiez plus que sa mâchoire qui pendait au bas de son visage, tremblante, hors de contrôle. C'est cela qui l'avait réveillée: le gargouillis qui sortait de sa bouche béante, et le bruit qu'il faisait lorsqu'il ramenait d'un coup de langue la salive qui menaçait de couler sur son menton.

 

Il dit « Tu dors? ». Il avait parlé tout bas, en se redressant un peu au bord de la chaise et elle avait du faire un effort pour le comprendre, car les sons qui s'échappaient de sa bouche étaient assourdis, les consonnes surtout étaient atténuées. Elle ne bougea pas et dit seulement: « Oui », tout bas elle aussi, parce qu'il lui semblait qu'au milieu de la nuit elle ne pouvait que chuchoter. Elle ne voulait pas que quelqu'un les entende, que l'infirmière de service arrive et trouve Camille dans sa chambre. Elle croirait peut-être qu'elle l'avait fait venir, plaisanterait sans doute, de cette manière qu'ils ont de toujours tout tourner en dérision et les prendre pour des enfants. Il dit: « J'aime bien quand tu dors » et sa bouche brilla plus fort dans le noir, comme s'il parvenait à sourire de sa mâchoire tombante. Puis il se leva, posa une main sur le bras d'Alice en imprimant sur sa peau une caresse rapide, maladroite, et se dirigea vers la porte. 

 

Il lui faudrait beaucoup de temps pour retrouver le sommeil. Elle tourna la tête vers la porte-fenêtre, se dit qu'avec de la patience elle pourrait observer la progression du jour à travers le store. Peut-être verrait-elle au moins s'allumer le lampadaire? Elle eut une pensée pour Camille, se demanda s'il avait déjà regagné sa chambre ou s'il avait d'abord fait escale auprès d'un autre lit. Mais elle ne s'attarda pas plus longtemps sur cette question et laissa son esprit s'en aller...................

 

 

« Hé, Alice! Pssst! »

Je suis allongée sous l'arbre, je regarde le soleil à travers les branches, je plisse les yeux; aucun risque pourtant: les feuilles me cachent la partie la plus chaude des rayons, celle qui pourrait me brûler la rétine. Il fait bon ici, je m'endormirais bien. Mais j'entends des pas qui approchent, quelqu'un qui halète en montant la colline.

« Hé, pssst, Alice, Alice! »

C'est Octave qui arrive, il me voit à peine derrière l'arbre mais il sait que je suis là. Je suis souvent là, à regarder le soleil. Il arrive en courant, il a quelque chose d'urgent à me dire. Ce n'est pas très étonnant, inutile de m'inquiéter: avec Octave, tout est toujours urgent. Il est en haut de la colline maintenant, se plante devant moi, me cachant totalement le soleil. Je me redresse un peu, m'assois devant lui.

« qu'est-ce qui t'arrive encore? Tu es sûr que tu as besoin de monter la colline en courant? »

Il jette d'abord un œil par dessus son épaule, comme si je m'adressais à quelqu'un d'autre, caché derrière lui puis il met un doigt sur sa poitrine en levant les sourcils. « Qui ça, moi? » Depuis ma position couchée sur le sol, le dos appuyé aux racines de l'arbre, je vois ses pieds nus dans ses chaussures, son pantalon trop court.

 

 

« Vous êtes bien joyeuse aujourd'hui! Vous souriez! »

La vieille femme revint à la réalité, regarda celle qui lui massait les jambes.

« Je pensais à mon frère. »

« Je ne savais pas que vous aviez un frère. »

« J'en avais cinq. Et une sœur. Mais Octave était le plus âgé. On avait quatorze ans de différence. Ça aurait pu nous tenir à distance. En fait, ça nous a toujours rapprochés. Octave était un peu différent mais on ne donnait pas de nom à ça à cette époque là; en somme, c'était comme mon petit frère»

« Il est mort? »

Alice eut un petit rire en entendant la question. Elle ne répondit pas. Bien sûr qu'il était mort. Et si jeune en plus. Quel âge aurait-il aujourd'hui? Plus de cent ans en tout cas, beaucoup plus. Elle se demanda à quoi il ressemblerait, si sa mâchoire tremblerait comme celle de Camille. Est-ce qu'il pourrait encore marcher, lui qui courait sans cesse? Elle n'avait pas de photo d'Octave. Ou plutôt si, plusieurs, mais sur chacune il n'avait laissé qu'une trace vaporeuse et brouillée, comme un fantôme, car à chaque fois il s'était envolé bien avant que la pose ne soit terminée. Elle aurait bien aimé le voir vieux. Au lieu de ça, elle les avait vu mourir les uns après les autres. Au moins, se disait-elle, ils n'avaient pas assisté à son déclin à elle.

 

Quand le massage fut fini, on vint la peigner, lui faire les ongles. Les aides soignantes prenaient soin d'elle, s'en occupait comme d'une poupée: un jour elles lui passaient une barrette dans les cheveux; ils étaient si fins et rares que cela lui faisait un peu mal lorsque la languette de métal griffait la peau de son crâne. Une autre fois, elles lui tressaient ses mèches blanches en une fine natte qui prenait à la lumière une couleur un peu jaune. Elles lui montraient ensuite le miroir: « regardez un peu comme vous êtes belle! » Quand elle avait le moral, elle leur répondait du tac au tac: « et encore, vous ne m'avez pas connue à 20 ans! ». Mais parfois, elle se regardait en silence, cherchant dans son reflet celle qu'elle avait été. Elle ne l'y trouvait pas.

 

L'heure du repas arriva, elle fut levée, et on l'aida à saisir son déambulateur. Puis les filles sortirent et passèrent dans la chambre suivante. Alice se traina jusqu'à la salle à manger. Vingt mètres à faire. Un calvaire.

Elle allait, pas après pas, courbée sur le déambulateur, jusqu'à le sentir parfois toucher sa poitrine. « allez » se disait-elle « avance bon sang. Encore un pas. Encore un autre. » Ses jambes étaient si raides qu'on les aurait dit prises dans des attelles, et l'engin pesait lourd pour ses bras sans muscle. Elle traversait la salle à manger sans regarder les autres. Elle aurait tout le temps de les dévisager quand elle serait à table. Plusieurs étaient déjà arrivés. Elle entendait comme certains faisaient du bruit avec leurs couverts en attendant d'être servis, d'autres qui  râlaient un peu dans leur barbe. Au milieu de la salle, frrrt, quelque chose se défit sous sa robe, glissa le long de ses cuisses. Le slip jetable qu'on lui avait mis avait lâché, était tombé sur ses chevilles, et elle avançait maintenant en traînant entre ses pieds sa couche anatomique.

A table, les autres continuaient à attendre leur repas. Rien ne laissait penser que quelqu'un s'était rendu compte de quelque chose. Puis un grand rire éclata derrière elle. Une femme se tenait sur le pas de la salle à manger et riait à gorge déployée. Elle ne disait rien mais son rire emplissait tout l'espace et Alice comprit qu'elle en était la cause. Elle s'arrêta et resta appuyée sur le déambulateur, redressant la tête pour voir si on la regardait. Tous les visages étaient tournés vers elle, leurs yeux presque aveugles, leurs cous chétifs, déplumés.

Camille était assis sur la gauche, presque contre le mur. Il posa ses grandes mains à plat sur la table et se leva lentement. Une fois debout, il tendit un doigt vers celle qui riait toujours, tenta de maîtriser sa mâchoire et hurla : « Tais toi! » Puis il se rassit et ajouta plus bas « Pauvre folle... Tu le paieras ».

Ce fut alors un ballet de blouses blanches, des jeunes femmes affairées à ramener le calme. On alla lui chercher un autre slip et on le lui glissa rapidement. On voulut emmener Alice jusqu'à la table mais elle refusa d'avancer. On la ramena donc jusqu'à sa chambre et lui apporta un plateau. Elle n'y toucha pas. Elle resta tournée vers la fenêtre, les lèvres si serrées qu'on ne les voyait plus. Elle regarda filer le jour à la fenêtre, vit monter la nuit. Elle s'endormit enfin quand le lampadaire s'éteignit.

 

 

« Alice! » Ce fut un chuchotement, une plainte au milieu de la nuit. « Alice! Réveille toi. »

Elle ouvrit les yeux, se tourna vers l'endroit d'où s'élevait la voix. Elle eut le réflexe de vouloir se lever, de basculer les jambes en bas du lit. Mais son corps tout entier resta cloué dans les draps, inerte, retors. « comme une bûche » pensa-t-elle. Elle n'était pas encore tout à fait réveillée mais elle savait que Camille se tenait près d'elle, assis dans le fauteuil à la regarder. Elle dit tout bas: « le matin de Noël, on sautait en bas du lit, on courait dans la cuisine, les pieds nus sur le parquet. »

Camille tendit la main, la posa sur le bras de la vieille femme et cette fois, il l'y laissa. Sa main n'était pas froide. Elle était chaude et plutôt douce. Ce fut une agréable surprise. Il fit glisser ses doigts sur son bras, monta le long de son épaule, caressa son cou, sa joue, et prit son visage au creux de  sa paume.

« Alice, viens, on va faire un tour. »

Il la souleva dans ses bras, la porta jusqu'à la porte, se dirigea vers l'ascenseur à travers les couloirs. Il s'arrêta devant la dernière chambre, entra sans faire de bruit et déposa Alice devant le lit où dormait une vieille femme, le crâne presque chauve, une perruque posée sur le chevet. Il ouvrit les battants d'un placard, y prit un oreiller qu'il vint mettre entre les mains d'Alice. « Tiens!» marmonna-t-il tout bas.

 

Quelques minutes plus tard, sur le toit terrasse:

 

Elle n'en revenait pas de la facilité avec laquelle ils avaient traversé les couloirs, monté les escaliers, ouvert la porte de secours. Ils étaient à présent sur le toit, elle toujours dans ses bras, et l'air froid sifflait à leurs oreilles. «j'ai froid » lui dit-elle. Elle ne s'en plaignait pas, elle le constatait, c'est tout. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas eu froid. Dans leur chambre, on leur rajoutait toujours une couverture, un châle. De quoi avait-on peur? Rien ne pouvait plus leur arriver à part mourir.

Camille s'approcha du bord. Le lampadaire était éteint, il ne voyait presque rien et se fiait surtout à ce qu'il sentait sous ses pieds. Il marchait prudemment, tâtait d'abord le sol avant de faire un pas. Il s'arrêta quelques centimètres seulement avant le vide et resta là en silence. Puis il serra Alice très fort contre lui, se pencha et enfoui son visage dans son cou. Ils frottèrent leurs joues l'une contre l'autre, fermèrent les yeux et passèrent de longues minutes à sentir l'autre, à le respirer.

« Pose-moi » demanda-t-elle et elle prit appui sur son bras pour se tenir debout au bord du toit. Le vent soufflait toujours doucement. « Chut » dit-elle comme s'il avait dit quelque chose. Elle avança un pied prudemment, se pencha légèrement, le bras toujours appuyé sur celui de Camille, le corps tremblant au-dessus du vide.

 

« Hé, Alice! Pssst!  Hé, pssst, Alice, Alice! Regarde ce que j'ai trouvé! Tu vas adorer! Alice, viens! Oh, Alice, faut que tu vois ça. Viens, Alice, viens!»

 

« Je l'entends » dit-elle en souriant, et elle lâcha son bras. Camille ne dit rien quand il la vit se pencher en avant. Elle hésita, se retourna vers lui. « Je l'entends » dit-elle encore, « j'y vais. »

« Vas-y » dit Camille, « je te rejoins ». Elle se laissa tomber en écartant les bras, ferma les yeux et vola  dans l'air comme une plume qui s'échappe d'un duvet.

 

 

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