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Les jambes d'Irma, les lunettes d'Octave

Je m'appelle Alice et je mourrai bientôt. Je vis avec mes frères et ma sœur dans la maison de notre enfance, à Artiges, un bourg déserté au milieu des champs et des collines. A nous tous, nous avons des siècles. Il faut vous imaginer ça: sept maigres vieillards qui se partagent la même maison. Parlons en, tiens, de la maison: la plupart des pièces est condamnée, plus possible d'entrer là dedans, il y a trop de salpêtre et de fissures. Il nous reste trois pièces, deux et demie pour être plus précise: le grand salon, celui avec la cheminée, qui donne sur le jardin à l'arrière, un cuisine toute petite où on ne tient pas à plus de trois, et la chambre. Une seule chambre pour tout le monde, ça économise le chauffage la nuit. Et puis quand l'un de nous s'en ira, puis un autre et un autre encore, il en restera toujours un pour s'en rendre compte. Enfin, sauf pour le dernier.

Pour l'instant, tout le monde est encore là: Octave et ses lunettes épaisses, Irma et ses jambes rouillées, Pierre et Etienne les jumeaux, Blaise l'acariâtre, et Armand le sage, le seul à prendre la vie avec philosophie. Et puis moi bien sûr. La plus jeune de tous. Les autres sont si vieux qu'ils tombent en lambeaux. Jour après jour, je les rafistole avec les moyens du bord, je colmate comme je peux les effets du temps. Est-ce que je peux vraiment gagner à ce jeu là?  Mais chut! Pas de pensées obscures. Mieux vaut vous raconter deux ou trois choses de notre vie. Je pourrais dire: « vous allez voir, ce n'est pas triste » parce que c'est ce qu'on dit dans ces cas là. 

 

 

« Hé, Alice! Pssst! »

Ce jour là, je m'étais allongée sous l'arbre, je regardais le soleil à travers les branches en plissant les yeux; aucun risque pourtant: les feuilles me cachaient la partie la plus chaude des rayons, celle qui aurait pu me brûler la rétine. Il faisait bon ici, je me serais bien endormie. Mais des pas s' approchaient, quelqu'un haletait en montant la colline.

« Hé, pssst, Alice, Alice! »

C'était Octave qui arrivait, il me voyait à peine derrière l'arbre mais il savait que j'étais là. Je suis souvent là, à regarder le soleil. Il arrivait en courant, il avait quelque chose d'urgent à me dire. Ce n'était pas très étonnant, je n'étais pas inquiète: avec Octave, tout est toujours urgent. Il était en haut de la colline maintenant, s'était planté devant moi, me cachant totalement le soleil. Je me suis redressée un peu, me suis assise devant lui.

« qu'est-ce qui t'arrive encore? Tu es sûr que tu as besoin de monter la colline en courant? »

Il a d'abord jeté un œil par dessus son épaule, comme si je m'adressais à quelqu'un d'autre, caché derrière lui puis il a mis un doigt sur sa poitrine en levant les sourcils. « Qui ça, moi? Alors là, tu exagères. Tu préfèrerais peut-être que je ne te tienne pas au courant? »

« Au courant de quoi? Qu'est-ce qui se passe encore? »

« C'est Irma, elle ne peut plus bouger. On a besoin de toi, dépêche toi. »

Et voilà, ça recommençait. Il allait falloir que je vienne en aide à Irma, la remettre sur pied. Il y en a toujours un qui ne va pas ici. Certains jours même, ils se mettent tous à se détraquer, tous à la fois. Je ne vous dis pas le travail qu'ils me donnent. 

Je me suis levée et ai suivie Octave à travers l'herbe sèche. Il courait presque, face au soleil. Je lui ai déjà dit de ne pas trop sortir l'été en milieu de journée: avec les verres de ses lunettes, il risquerait bien de mettre le feu.

Quand on est arrivé en bas de la colline, je lui ai demandé: « Elle est où ? »

« Dans la cuisine. Viens» Octave marchait devant moi, son pantalon était trop court, on voyait ses chevilles maigres dépasser en dessous de l'ourlet. En voilà un qui n'est pas lourd. Mais grand par contre, comme tous les frères, et même nous, les deux filles, nous sommes plus grandes que la moyenne. Octave oscillait sous le soleil, il est entré dans la maison, je l'ai suivi dans la cuisine. La pièce était fraiche, plongée dans l'ombre, le soleil dessinait un cadre de lumière autour des volets fermés. Irma était au milieu de la pièce, debout mais vacillante, comme si ses semelles étaient collées au sol et que le vent soufflait sur elle, la faisait tanguer d'avant en arrière.

« Irma? Qu'est-ce qui t'arrive? »

« Je traversais la cuisine, je voulais sortir un peu, prendre le soleil. Et d'un coup, je me suis bloquée. »

« Bon, je vais voir ce que je peux faire »

Je me suis approchée d'elle, lui ai tâté les mollets, les cuisses; ses muscles étaient durs comme du bois, sa peau était froide. Je lui ai dit: « ça fait mal? »

« Non, c'est juste que je ne peux pas bouger. Mais je n'ai pas mal. Il faudrait quand même que tu fasses vite, parce que je perds un peu l'équilibre. »

J'ai soulevé sa jupe, inspecté ses jambes dans la pénombre et me suis tournée vers Octave « Tu peux ouvrir un volet s'il te plait? »

Quand le soleil a envahi la cuisine, j'ai regardé à nouveau les jambes de ma sœur, cette fois en pleine lumière. Elle avait la peau striée de traînées bleues, quelques unes plus roses, presque violettes même à certains endroits. Mais ça ne datait pas d'aujourd'hui. J'ai laissé sa jupe redescendre et me suis relevée. J'ai soupiré. Je sentais que ça allait être coton. Mais je ne devait pas l'alerter, elle est si émotive. « Bon, je vais voir ce que je peux faire. » Voilà tout ce que je lui ai dit.

Je suis sortie dans la cour, suis entrée dans l'atelier. Les outils sont tous rangés contre le mur du fond, certains tiennent pendus à des clous, d'autres dans des pots, entassées comme des crayons. Il y a tout un tas de boîtes sur l'établi. Je les ai inspectées, en ai vidé une ou deux pour voir ce qu'il y avait au fond. Il allait falloir que je range une fois que j'aurais terminé.

J'ai trouvé des tassos de bois dans un coin de la pièce, la scie était pendue à une pointe. J'en ai pris  un  et l'ai découpé en quatre petits bouts de quelques centimètres dans lesquels j'ai percé des trous à l'aide d'une chignole. Une fois que ça a été terminé, j'ai assemblé les bouts deux par deux, en les clouant en croix. J'ai pris un peu de recul pour regarder mon œuvre. J'ai pris chacune des croix réalisées dans une main, les ai calées entre mes doigts et les ai fait bouger: un peu en avant, en arrière, on se redresse, on plonge à nouveau. Très bien, ça devrait fonctionner. J'ai pris de la ficelle dans un tiroir et suis ressortie.

Dans la cuisine, Octave était debout derrière Irma, ils se tenaient tous les deux dos à dos, le frère soutenant la sœur pour la soulager un peu. Il m'a entendu arriver, m'a interpellée: « Alice, dépêche toi. On a fait comme on a pu, mais je commence à faiblir. »

« Je n'en ai pas pour longtemps. » J'ai sorti la ficelle de ma poche, pris les ciseaux sur l'évier. Le temps que je mesure la distance des pieds d'Irma à ses mains puis de ses genoux à ses mains, les deux se tenaient toujours dos à dos, Irma avait les yeux fermés;  l'espace d'une seconde, je me suis même demandé si elle dormait.

J'ai fait passer les bouts de ficelles dans les trous que j'avais creusés dans le bois, j'ai fait des nœuds, testé leur résistance. « C'est bon Irma, ouvre les yeux, c'est prêt. » Je lui ai montré l'attirail que je lui avais fabriqué. Elle a eu l'air horrifié, elle a dit: « C'est quoi, ça? » Octave essayait de regarder par dessus son épaule.

«Tu ne vois pas? Ce sont des fils. Je vais les attacher à tes chevilles et tes genoux et tu actionneras tes jambes en bougeant les mains. »

« Tu veux dire: comme une marionnette? »

J'ai souri: « Oui! C'est ça! Comme une marionnette. Tu vois, en plus d'être facile, ça va être très amusant! »

Irma était déçue, elle a dit: « J'aurais cru que tu aurais trouvé quelque chose de mieux. Je sais pas moi, tu peux pas débloquer mes jambes plutôt? »

« Irma, je ne peux pas débloquer ce qui est bloqué. Je ne suis pas magicienne, je te rappelle. Je trouve des solutions à vos problèmes, c'est déjà pas mal. Tu pourrais être un peu plus enthousiaste. »

Je me suis baissée et j'ai attaché la ficelle autour de ses chevilles puis de ses genoux et lui ai donné les croisillons en bois. « vas y, essaie.»

Au début, j'ai du lui tenir les mains et lui montrer les mouvements. Ce n'était pas aussi évident que je l'aurais voulu mais au bout d'un moment, les jambes d'Irma se sont remises en marche, actionnées par les ficelles. Elle a eu l'air moins déçue, plutôt contente même. Elle a bougé ses mains en cadence, a avancé pas à pas jusqu'à la porte et nous a lancé: « bon, je vais faire un tour au soleil!»

J'ai ouvert tous les volets et l'ai regardée marcher sur le chemin. Octave s'est mis derrière moi, il s'est penché , j'ai senti son long nez contre mon oreille. Il a soupiré et murmuré: « tu crois qu'elle va s'habituer? » « Il faudra bien. » C'est tout ce que j'ai trouvé à répondre. Puis je l'ai laissé là et suis allée ranger l'atelier.

Et pendant tout ce temps, il est resté derrière la fenêtre. Je n'ai pas eu besoin de vérifier, je les connais tous par cœur. Il est resté là à regarder Irma faire marcher ses jambes comme elle pouvait, comme parfois il regarde tomber  la pluie, arriver le facteur ou le soleil se lever. En tout cas c'est ce qu'il voudrait nous faire croire. Mais je sais qu'il ne distinguait pas plus Irma qu'il ne voit arriver le facteur.

 

Il y a quelques mois, Octave m'a dit qu'il avait la vue qui baissait, ça le déprimait beaucoup, je devais faire quelque chose. J'ai dit: « d'accord, on va voir ça » mais je me demandais bien ce que j'allais pouvoir faire. Je me suis promenée dans la maison, j'ai fouillé dans l'atelier. Finalement je suis allé voir Etienne et Pierre, les jumeaux, et je leur ai demandé le verre de leur montre.

« Impossible » a dit Pierre, elle me vient de papa ».

« C'est vrai, a enchainé Etienne, la mienne aussi. »

J'ai du élever la voix: « Arrêtez tous les deux, aucune de ces montres ne vous vient de Papa. C'est Blaise qui vous les a offertes, ça ne date pas d'hier. D'ailleurs ça fait des années qu'elles ne marchent plus. »

« Octave ne verra pas mieux avec ça » a objecté Pierre.

« ça n'arrangera pas son cas » a dit Etienne.

J'ai répondu: « vous savez bien que ce n'est pas ça qui compte. L'important c'est qu'il y croit. »

Ils m'ont donné les montres et je les ai emmenées dans l'atelier pour en ôter les verres. Elles étaient identiques, comme Etienne et Pierre; ceux-là sont tellement semblables que même moi au bout de tant d'années, je les confonds encore.

J'ai trouvé du fil de fer dans un tiroir, épais, solide. Ça n'a pas été facile de le tordre pour faire l'armature, mais j'y suis arrivée. Au bout d'une heure, j'avais entre les mains une belle paire de lunettes rondes à monture argent. Octave était fou de joie, il m'a serrée dans ses bras maigres, il en avait les larmes aux yeux. Depuis, il ne les quitte jamais, il est un peu dangereux en plein soleil et c'est vrai qu'il ne voit pas mieux, mais il fait comme si et il est heureux. Qu'est-ce qu'on peut bien vouloir de plus?

 

J'adore Octave, il est un peu différent, vieux à l'extérieur, enfant à l'intérieur. Les autres me reprochent de le protéger mais qu'est-ce que je peux bien faire d'autre? D'ailleurs, Armand aussi s'en occupe souvent. A nous deux, on le maintient bon gré mal gré dans la vie à peu près réelle qu'on a construite.

Je me souviens d'un soir où Octave avait été victime des moqueries de ses frères.

« Octave? T'as pas trop de sable dans les cheveux au moins? »

C'était la voix de Blaise. Sa voix nasillarde qui me hérisse si souvent. Ça a beau être mon frère, j'ai souvent du mal à supporter sa méchanceté, ses remarques désagréables, sa mauvaise humeur. Il avait ajouté, comme si ça ne suffisait pas:

« Tu as rangé ta pelle et ton seau? »

Pierre et Etienne ricanaient dans leur lit. Je m'en suis mêlée avant qu'Octave ne réponde. Je savais qu'il était en train de ruminer et voir ce qu'il pourrait bien rétorquer. Ce qui l'énerve le plus à chaque fois, ce n'est pas de devoir supporter les remarques désagréables, mais de ne pas trouver la réplique cinglante qui clouerait le bec de son frère. J'ai dit: « Tais toi Blaise, tu empêches tout le monde de dormir. »

Je l'entendais ronchonner à l'autre bout de la pièce, rouspéter dans son lit. Il ne tarderait pas à s'endormir, il dort toujours comme une brute. Depuis quelques années, Blaise est en chaise roulante. Je la lui ai fabriquée avec les roues de mon vélo et un fauteuil du salon. Il est plutôt à son aise, les coussins sont en velours, bien rembourrés. D'ailleurs, n'allez pas croire que mon frère est aigri de sa situation. Ce serait mal le connaître. Blaise a toujours été comme ça, mauvais. Mais c'est aussi un jardinier hors pair. Personne n'est tout noir ou tout blanc, et Blaise a la main verte, il fait pousser des légumes énormes dont on se régale tout au long de l'année. Quand il a fallu l'installer dans la chaise, il a décrété que s'il ne pouvait plus faire le jardin, il se jetterait du haut de la colline et qu'on aurait qu'à se faire à manger tout seuls. Ce n'est pas ça qui nous a décidé, on savait bien qu'il ne le ferait pas, mais on s'est dit qu'il serait malheureux comme les pierres. Alors Armand a dessiné les plans d'un nouveau potager, entièrement surélevé avec des allées suffisamment large pour la fauteuil. On a passé des semaines à travailler, Blaise nous regardait derrière la fenêtre. Quand tout a été terminé, on est allé le chercher et on l'a sorti pour lui montrer. Il s'est laissé pousser au milieu des allées et il a dit: « Oui oui oui, c'est pas mal, ça devrait aller » C'était sa façon à lui de sauter de joie.

 

Ce jour là, Octave nous avait entraînés dans l'une de ses aventures hasardeuses et fantasques. Le matin, il était entré en courant dans la cuisine, il avait tellement sué que les verres de ses lunettes étaient tout embués. Il a repris son souffle et il a dit: « la mer! »

« Quoi, la mer? » on était tellement surpris qu'on a tous répondu en même temps.

« La mer.... avec des vagues! » Octave avait l'air agacé qu'on ne réagisse pas plus. Il s'attendait sans doute à voir naître sur nos visages un air de surprise et d'émerveillement.

« La mer comme « la mer qu'on voit danser, le long des golfs clairs? » »  ça, c'était Armand. Il a toujours une référence musicale. Un sourire immense a éclairé le visage d'Octave.

« Oui, celle là! Oh ce que c'est beau! Il faut que vous veniez voir ça. »

On s'est tous regardés. Aucun d'entre nous n'avait jamais vu la mer. Mais on savait qu'en principe et à moins que les normes géographiques n'aient changé sans qu'on n'en ait été informés, la mer était à des centaines de kilomètres de là. Irma n'avait pas encore ses manettes en bois à l'époque et les lunettes d'Octave étaient toutes neuves. On a un peu hésité et puis j'ai dit:

« d'accord, on vient. »

« allez y sans moi, a dit Blaise, il dit n'importe quoi ce pauvre Octave. Hors de question que je m'épuise à aller jusqu'à une mer qui n'existe pas. »

Armand a dit: « moi, je veux bien venir. J'ai rien de mieux à faire. Je peux te pousser, Blaise, si tu veux. »

« J'ai dit non, décidément tu deviens sourd mon pauvre Armand. »

Irma a dit: « moi non plus, je n'ai rien de mieux à faire, je viens »

Blaise a ronchonné: « Ben tiens, à l'allure où elle marche celle-là, ils n'y sont pas encore, au bord de la mer... »

Les jumeaux hésitaient, chacun attendait que l'autre parle le premier et se jetaient des coups d'œil interrogateurs. J'ai demandé:

« Pierre, ça te dit? »

Pierre s'est finalement jeté à l'eau: «Oui. Je n'y crois pas beaucoup à cette histoire de mer, mais si jamais c'était vrai, ce serait quand même dommage de rater ça. »

Etienne a ajouté: « Oui, les chances sont faibles, mais allons vérifier quand même. Ça ne nous coûte qu'une petite marche à pied. »

On est partis en file indienne, Octave ouvrait la marche. Arrivé en haut de la colline, il a montré le bois à quelques centaines de mètres plus bas. « Il faut marcher un peu à travers les arbres et on y est. »

C'était plus loin que cela en fait, on a mis presque deux heures à traverser les bois, il y en avait toujours un pour trébucher sur une racine. Irma avait le plus grand mal à se frayer un chemin sans entrave. Elle peinait, elle avait sans doute aussi mal dans les jambes, mais elle ne se plaignait pas. Et d'ailleurs, personne ne disait un mot. On avait rien avalé depuis le matin, et intrigués comme on l'était par cette histoire de mer, personne n'avait pensé à emporter à boire. La mer!... Tsss...Quand j'y repense aujourd'hui, je me rends compte à quel point c'était une idée folle.

 

On a débouché sur un chemin et Octave a regardé à gauche, à droite, mis sa main en coupe sur son front pour se protéger du soleil. Il n'y avait pas une ombre, et j'ai eu peur d'un coup qu'il ne sache plus comment y aller. Jamais nous ne tiendrions tous sous une telle chaleur, c'était certain. Et puis tout à coup, il a tendu le bras vers l'horizon, tout droit, et il a dit: « c'est là haut, juste au bout du champ. »

On a marché plus vite cette fois. C'était un champ en pente avec deux ou trois vaches, de l'herbe un peu jaune. On l'a traversé à grandes enjambées. Je crois bien que même Irma a été plus rapide.

Au bout du champ, il y avait un autre chemin, et au bord du chemin, le vide. Nous étions en haut d'une colline abrupte qui surplombait d'immenses champs de blé. Le blé était haut et ondulait doucement dans l'air chaud de l'été. Il y en avait à perte de vue. Octave a souri de toutes les dents qu'il avait encore et il a dit, d'une voix émue et solennelle: « Regardez mes amis, la mer! » Et quelques secondes plus tard il a ajouté: « c'est magnifique... »

On est tous restés là au bord du vide à regarder les champs de blé sans rien dire. Puis Irma a dit, de sa petite voix: « C'est joli »

Pierre a pris la parole à son tour: «Tu es sûr que c'est la mer Octave? » et Etienne a ajouté: « Oui, elle n'est pas bleue d'habitude? »

« Etienne! » j'ai crié, « c'est la première fois que tu vois la mer alors profites en, on ne reviendra pas tous les jours. »

J'ai plissé les yeux et j'ai regardé le blé danser sous le soleil, le voyant comme Octave le voyait sans doute, uniforme et flou. J'ai senti venir les larmes sous mes paupières. Parce qu'on ne verrai jamais vraiment la mer. Et parce qu'on y avait cru.

Armand s'est approché d'Octave. Il a posé sa main sur son épaule et l'a secoué un peu, d'un geste  viril et tendre. Il a dit: «Je suis tout remué vieux frère. C'est magnifique.  » Puis il l'a serré dans ses bras et il a ajouté: « Merci mon grand. »

On est restés encore un peu au bord de la colline. On avait tous faim et soif mais on osait rien dire. C'est Octave qui a réclamé le premier à rentrer et on l'a suivi sans un mot.

Tout au long du chemin, Armand a sifflé un air ancien. Une histoire de mer et de golfs clairs.

 

 

Voilà. C'est notre vie, à nous, les derniers habitants du pays d'Artiges. Parfois, je me demande: et quand nous disparaîtrons,  est-ce qu'il y aura encore de la vie sur la terre?

Seuls à rester au village, isolés de tout et loin de la ville où nous n'allons jamais, nous ne voyons pas âme qui vive.  Quand par la fenêtre de la cuisine je regarde le chemin désert qui descend de la colline, ou sous l'arbre, quand au loin je ne vois que les prairies et les bois, je me dis que sans le savoir, nous sommes peut-être les ultimes habitants du monde, les vestiges désarticulés d'une espèce disparue.

 

 

 

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