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La véritable histoire du sac à main

 - conte -

Il était une fois une petite fille et sa mère qui vivaient, tranquilles et discrètes, dans un petit village au bord de la forêt.

Tous les matins, la petite fille prenait le chemin de l’école, les bras tellement chargés de livres et de cahiers qu’on voyait à peine ses yeux dépasser de la pile vacillante qu’elle portait, marchant prudemment pour ne pas se cogner les pieds aux angles des pavés, glisser sur la  fine pellicule laissée par la pluie ou salir de boue ses habits. Et chaque jour sa mère la regardait partir depuis le seuil de leur maison, attendant que la petite ait disparue, engloutie par le premier coin de rue venu, puis rentrait et refermait la porte sur la longue journée qui s’annonçait.

Cela se passait toujours de la même façon et rien ne semblait pouvoir déranger cette vie réglée comme une horloge murale, coincée entre ses lourds montants de bois, égrenant chaque seconde du temps qui passe.

 

Oui mais voilà, rien n’est jamais acquis et  le plus petit grain de sable peut parfois bloquer l’engrenage le mieux huilé. Et c’est ce qui arriva. Un matin, le village se réveilla recouvert d’une fine couche de sable brun qu’un vent capricieux avait déposée durant la nuit. Peut-être était ce le vent d’autan. Ou alors un tout autre vent, dont c’était le premier souffle et pour lequel il faudrait trouver un nom.  Jamais le village n’avait connu un tel réveil. Les fenêtres s’ouvraient les unes après les autres et on voyait des doigts se promener sur le rebord des fenêtres, se frotter l’un contre l’autre pour tester la douceur de ce sable étrange, et monter jusqu’au bout d’un nez qu’on distinguait à peine dans l’entre-brasure. Invariablement, la bouche qui allait avec le nez soufflait ensuite le sable dans l’air frais du matin et la fenêtre se refermait aussitôt.

 

Quand elle ouvrit sa porte ce matin là, la petite fille trouva très jolie la nouvelle couleur qu’avait prise son village. Elle se pencha par dessus la pile de livres qu’elle tenait contre elle, traça une petite ligne dans le sable du bout de sa chaussure et se tourna vers sa mère : « C’est joli, non ? Tu crois qu’il vient d’où ce sable ? D’un pays lointain ? D’une île mystérieuse ? Tu crois qu’il a voyagé par delà les océans, qu’il est passé par dessus les montagnes? ». Sa mère se contenta de sourire et sa fille s’en contenta comme signal du départ. Tout le long du chemin, elle tourna la tête de droite et de gauche, leva le nez pour inspecter les toits, soutint parfois ses livres d’un seul bras pour passer sa main sur l’arrête d’un mur où restaient accrochés quelques grammes de sable. Elle en oublia les pavés inégaux qui la laissèrent cheminer tranquille sans se prendre dans ses chaussures.

Ce matin là, le village lui apparût sous un jour différent ; elle n’avait pas souvenir d’avoir déjà vu la façade colorée de cette maison, la petite  statue nichée au creux du mur de cette autre, là, et là bas non plus, cette inscription peinte au dessus d’une vitrine, d’un bleu un peu passé et qui tombait par croûtes, elle n’avait jamais fait attention qu’elle était là. Elle arriva à l’école les joues roses et le regard brillant, et quand elle rentra chez elle, elle prit un ton solennel pour dire à sa mère : « A partir de maintenant, je veux pouvoir regarder les couleurs sur les murs, les oiseaux perchés sur les toits, je veux tout voir de mon village, jusqu’au petit bout d’enduit qui en tombant a laissé dans le mur une blessure en creux. Il me faut quelque chose pour porter mes livres et mes cahiers, quelque chose qui les protègerait et que je pourrais tenir d’une seule main. »

 

Sa mère ne répondit pas. Mais elle alla chercher dans son armoire du cuir et du fil épais et revint s’asseoir à sa machine à coudre. Il lui fallut un long moment, malgré les lunettes qu’elle chaussa sur le bout de son nez, pour faire rentrer le fil dans le chas de l’aiguille. Depuis le matin, elle ne se sentait pas comme d’habitude. Elle ne voulait rien en dire à sa fille car elle savait qu’elle serait inquiète et la presserait de questions, mais plusieurs signes lui laissaient penser que quelque chose ne tournait pas rond. Elle s’était d’abord cognée au mur en rentrant dans la maison, avait eu du mal à saisir les objets tout au long de la journée et quand sa fille avait passé la porte au retour de l’école, il lui avait semblé que la petite avançait vers elle comme dans un long couloir étroit. Que lui arrivait-il ? Etait-elle en train de perdre la tête ?

Pas un instant elle ne repensa à cette subite bourrasque qui l'avait surprise le matin alors qu’elle s’apprêtait à refermer la porte de la maison. Un seul souffle de vent, qui arriva on ne sait d’où et repartit tout aussitôt, et qui lui avait soufflé dans les yeux de fines particules de sable sombre. Elle avait essuyé ses yeux, cligné plusieurs fois des paupières puis avait oublié cet incident. Mais il est bien connu que nul n’est assez sage pour savoir détecter le mal quand il arrive.

 

Elle travailla jusqu’au soir, coupant, cousant, défaisant parfois, rouspétant aussi, quand elle  se piquait avec l’aiguille ou les ciseaux, maudissant maintes fois cette nouvelle maladresse.

Une fois qu’elle eut terminé, elle appela sa fille et lui montra son ouvrage. Elle se réjouissait d’avance des cris de joie que la petite allait pousser. Elle l’imaginait déjà courant dans sa chambre pour chercher ses livres, la couvrir de baisers et de remerciements. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant la mine inquiète et sombre de sa fille. « Maman, tu es sûre que ça va ? »

« Bien sûr, pourquoi ? ça ne te plait pas ? C’est du beau cuir, tu sais, et les coutures ne sont pas prêtes de lâcher, tu peux y mettre tous tes livres et bien plus encore ! »

« Mais Maman, il ne tient pas un seul de mes livres là dedans, et la lanière est bien trop longue, elle me va jusqu’aux pieds ! oh Maman, je suis tellement désolée, tu t’es donné tant de mal !» Et la petite éclata en sanglots.

Sa mère tourna et retourna l’objet entre ses mains, ne comprenant toujours pas ce qui clochait. Puis elle eut l’idée de l’emporter devant le miroir de sa chambre, où cette fois elle le vit comme il était : une petite poche de cuir dans laquelle tenaient seulement quelques stylos, tenue par une sangle fine et longue comme un serpent.

« Qu’ai-je fait ? » se dit-elle ? Continuant d’examiner cette chose qu’elle tenait entre ses mains et qu’elle avait elle même fabriquée, elle passa la lanière autour de son cou et laissa pendre la poche de cuir le long de sa hanche. Elle se tourna d’un côté, de l’autre, et se surprit à sourire. C’était plutôt joli ma foi.

 

Quand sa fille entra dans la chambre, se demandant ce que sa mère pouvait bien y faire, elle se tourna vers elle et lui cria : « regarde comme il me va bien ! »

La petite rit de voir sa mère si enjouée. Elle avait raison, ça avait fière allure. Mais le visage de sa mère s’assombrit aussitôt : « mais j’y pense… qu’est ce que je vais bien pouvoir transporter là dedans ? ça ne me sert à rien ! »

La petite réfléchit en silence et leva un doigt en l’air : « Moi je sais ! Reste ici, je reviens tout de suite ! » A peine avait-elle dit ces derniers mots qu’elle filait hors de la chambre. Sa mère l’entendit courir dans la maison, monter au grenier, fouiller dans des placards et quand elle revint enfin, elle portait au creux de ses bras tout un fatras de petites choses qu’elle déposa sur le lit. « Donne moi ton sac », dit-elle à sa mère d’un air triomphal. Elle ouvrit le sac et y fit tomber tellement d’objets que sa mère eut du mal à croire qu’ils allaient tous trouver leur place à l’intérieur. Mais à sa grande surprise, la petite parvint à tout rentrer puis ferma le sac et lui passa la bride autour du cou. Elle prit dans ses mains les mains de sa mère, sourit de toutes ses dents et lui dit : « Maman, je crois que tu as créé quelque chose de magique.» Elle se mit à parler tout bas, comme si elle s’apprêtait à partager avec sa mère le plus grand des secrets et continua : « Dans ce sac, tu as tout ce qu’il te faut : de quoi te faire belle, te souligner les yeux et te peindre les lèvres, et de quoi sentir bon, quelques gouttes à mettre dans ta nuque, au creux de tes poignets, des pastilles pour la gorge pour quand tu as froid, et une capuche aussi, bien pliée, pour les jours de pluie. Tu as un autre sac : tu sais, le filet de grand-mère, pour les achats plus gros ; je l’ai roulé en boule, il est si souple et si léger ! J’ai aussi pensé à y mettre la photo de nous deux que tu aimes tant, ton journal et ton stylo, quelques pièces de monnaie et aussi un billet, si tu vois quelque chose qui te plait, et un crochet, avec une pelote de fil si jamais tu t’ennuies. » Elle s’arrêta essoufflée. « hé bien, je crois que je n’ai rien oublié ! »

Sa mère n’en croyait pas ses yeux. Elle prit le sac dans ses mains et l’ouvrit avec précautions, comme s’il allait se désagréger sans prévenir, se changer en poussière. Son visage s’éclaira lorsqu’elle vit à l’intérieur tout ce que sa fille lui avait décrit. « C’est magnifique ! » s’exclama-t-elle. Puis regardant sa fille, elle demanda : « Comment allons nous appeler ça ? »

Mère et fille réfléchirent en silence. La petite regarda encore une fois le sac sur l’épaule de sa mère, sa lanière de cuir qui lui passait entre les seins en les mettant joliment en valeur, la façon dont il frôlait sa hanche, sans bruit, et se balançait à portée de sa main. Elle fit une moue et dit : « ça pourrait être le sac tout-en-main ? » Saisissant l’idée au passage, sa mère la regarda, triomphante : « ça, ma petite, c’est un sac à main ! ».

 

On dit que depuis, toutes les femmes portent à leur bras ce petit objet bien pratique, qui leur permet d’emporter avec elles tout ce qu’elles veulent, ce dont elles ne peuvent pas se séparer, ce dont elles peuvent avoir besoin à tout moment, qui sait, on est jamais trop prudent, tout ce qu’elles pensent être elles aux yeux du monde.

Quant à la mère, ses troubles ne durèrent pas au delà de cette singulière journée. Quand la nuit tomba et qu’elle dut fermer les volets, une brise légère et douce lui souffla au visage alors qu’elle se penchait à la fenêtre. Elle la guérit aussitôt.

C’était une bise comme elle n’en avait encore jamais senti.

Dont c’était le premier souffle.

Et pour laquelle il faudrait trouver un nom.

 

 

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